Je dois te l’avouer maman, j’ai parfois imaginé ces moments : ta fin de vie, tes obsèques. Mais jamais je n’avais envisagé un tel scénario, de telles conditions, cette hécatombe dans ton dernier lieu de vie, que nous désignons par cet acronyme disgracieux : EHPAD. Notre société doit, devra affronter ton regard ainsi que celui de tous tes compagnons d’établissements, qui ont, qui vont succomber.
Ta fin de vie fut difficilement supportable, car il m’a été interdit de venir te voir durant les cinq semaines qui ont précédé ton décès. Comment psychiquement tu auras vécu cette longue période, seule ? Quelle compréhension as-tu eue de ce qui se passait dans le pays, autour de toi ? Et ces derniers jours, infectée par le virus, quelles ont été tes difficultés respiratoires ? Je n’aurai jamais ces éléments de réponses que j’allais chercher dans tes yeux, si bleus.
Nos rites funéraires empêchés, permettant à notre famille et à tes amis de se rendre au funérarium, de te voir une dernière fois, de prendre conscience de la réalité de ton corps désormais libéré. J’aurais tellement aimé glisser par moi-même dans ton cercueil 2, 3 goodies de Jojo, une photo de Cuba avec le grand barbu, un mini-roulement à billes de la SKF d’Ivry ou les Principes élémentaires de philosophie de Georges Politzer.
Et maintenant cette inhumation, à guichets fermés avec 20 personnes. Avec Annie, nous avons dû sélectionner les présents, c’est surréaliste comme exercice. Au cimetière, gestes barrières obligent, il nous sera interdit de nous étreindre, de pleurer dans les bras l’un de l’autre. Ensuite, nous serons assis et espacés de 2 mètres, craignant le moindre postillon du voisin. Car, après tout, même si nous partageons une même douleur, nous représentons potentiellement une menace.
Si je t’écris, c’est que le Covid-19 a eu raison de ta combativité. Tu n’es pas la seule, c’est une véritable hécatombe, dans ta résidence comme dans tout le pays.
Sur Favier-Bry, nous comptabiliserions, au 14 avril 2020, environ 40 décès dus au Covid sur 226 résidents. Tous les secteurs sont touchés, la quasi-totalité des résidents présenterait au moins un signe d’infection.
Comme me l’a écrit la fille d’une résidente, le 11 avril, en apprenant ton décès : « Dans ce contexte si angoissant où le coronavirus rôde sans pitié, ne pouvant rendre visite à maman, je m’inquiète chaque jour, malgré l’omerta ambiante, de son état de santé. »
À l’échelle du pays : 5 379 décès en Ehpad pour 15 206 décès sur l’ensemble du territoire, soit 35 % ! Plus de 1 décès sur 3 survient en établissement où résident seulement 700 000 personnes. Lorsque le virus entre sur un site, les taux de mortalité sont estimés au-delà de 20 % à 30 % (1).
Les personnels sont à bout, épuisés. Beaucoup sont touchés et l’absentéisme des aides-soignants le 3 avril s’élevait à 50 %. Tous semblent dépassés, tout semble s’écrouler.
Et pourtant nous devons les soutenir, reconnaître le dévouement des personnels, des aides-soignants, médecins, cadres. C’est bien évidemment un échec pour eux qui côtoient au quotidien les résidents, les familles, et qui se trouvent empêchés, démunis. Si tu savais comment « les premiers de corvée » ont remplacé « les premiers de cordée » ces dernières semaines, tu serais pleine d’espérance !
Mais si le Covid-19 est le 1 er responsable de la crise sanitaire actuelle, il ne peut être considéré comme le coupable du nombre si élevé de décès dans nos résidences. Car, depuis de nombreuses années, l’indifférence de nos politiques publiques, de nos gouvernements successifs est criminelle, indigne d’une grande économie.
Locaux inadaptés (absence de pièces de vie, d’équipements moteurs), manque de personnels soignants (kinésithérapeutes, ergothérapeutes, infirmières, médecins), manque d’aides-soignants formés (estimé à 60 000 personnes début 2019), manque de moyens matériels, etc.
Il y a quatorze mois, le 29 janvier 2018, Romain Gizolme, directeur de l’AD-PA (Association des directeurs au service des personnes âgées) parlait en ces termes sur Europe 1 (2) : « Les Ehpad sont à la limite du point de rupture. C’est l’ensemble du secteur qui dit aujourd’hui que la situation n’est plus tenable. »
Le plan Grand Âge 2008-2012, conçu il y a quatorze ans, préconisait 10 agents pour 10 résidents , tous métiers confondus. En 2020, nous sommes toujours à 6 agents pour 10 résidents. En Allemagne et en Belgique, ils sont 8 pour 10 résidents, en Suède et au Danemark, 12 pour 10 résidents, sans pour autant avoir des tarifs supérieurs aux nôtres. La prise en charge de la dépendance aux Pays-Bas représente 3,7 % du PIB ; 2,5 % au Danemark. En France, nous sommes à 1,7 % du PIB (3).
Et, dans le même temps, l’âge d’entrée en institution augmente avec une dépendance accrue. Les trois quarts des résidents en Ehpad sont des femmes ayant entre 85 et 86 ans et majoritairement en GIR (groupe iso-ressources) 1 et 2, c’est-à-dire avec les niveaux de dépendance les plus élevés (4). GIR 1, GIR 2 : avec toi, j’ai appris à connaître ces acronymes, qui résument en quatre signes un enfermement, un confinement permanent.
Alors, dans un contexte où les professionnels du secteur dénoncent depuis des années l’absence de volonté politique, de moyens financiers et humains, avec des résidents vulnérables, auxquels s’ajoutent une pénurie de masques, de surblouses, une absence de dépistages, une sélection des admissions en soins intensifs dans les hôpitaux, comment penser éviter une telle hécatombe ?
Je crains que la mortalité en Ehpad dépasse la canicule de 2003, qui avait déjà fait 19 000 morts. Quelles leçons en avons-nous tirées ? Regardons la réalité en face : notre prise en charge du grand âge, de la dépendance, n’est pas digne d’un pays développé, de la 6 e puissance économique mondiale.
En t’écrivant, je voulais témoigner. Avant tout pour toi, pour moi, mais également pour tous « tes camarades d’Ehpad », comme nous disions. Témoigner pour tous ces morts, tous ces résidents en danger, avec l’espoir que, demain, notre société réagisse enfin, et qu’elle se donne les moyens d’affronter vos regards.
Olivier.