Hommage de l’Assemblée nationale à Georges Marchais
13 Janvier 1998 – Allocution du Président de l’Assemblée nationale, Laurent Fabius
Il y a presque deux mois, par un froid dimanche de novembre, Georges Marchais s’en allait. Nous avons entendu et lu beaucoup de réactions au moment de sa mort : l’émotion, la tristesse profonde de ses camarades ; des souvenirs et des regrets aussi venant de compagnons qui le connurent bien, mais ne le suivirent pas jusqu’au bout ; des critiques enfin, parfois d’une dureté inhabituelle en de tels instants.
Les semaines ont passé. C’est devant vous qui fûtes pour beaucoup ses collègues, dans une Assemblée où il a siégé pendant près d’un quart de siècle, que s’accomplit aujourd’hui légitimement cet hommage à Georges Marchais. Un hommage au-delà des polémiques, un hommage républicain.
Georges Marchais a été un des principaux hommes politiques de notre pays : cela pourrait se suffire en soi-même. Mais son parcours singulier a aussi été marqué par un tempérament, des choix et une exigence. Ce sont eux que je veux ici rappeler.
Un tempérament d’abord, beaucoup plus complexe que l’image caricaturale qu’on a souvent donnée de lui. Fils de Normandie né en 1920 à la Hoguette, dans le Calvados, c’est un enfant des milieux populaires, doublement issu d ‘un monde où l’on travaille tôt et dur, ouvrier par son père, qu’il perd à dix ans et dont il partage la condition, de souche paysanne du côté de sa mère. Tel est son acte de naissance : ouvrier et paysan donc, 1920, l’année même du Congrès de Tours. La coïncidence a valeur de symbole.
Georges Marchais grandit en une période qui n’est pas tendre pour ceux qui ne sont pas nés « du bon côté ». Mais, alors que la plupart des enfants de son école quittent la classe dès leur dixième année, son instituteur l’a remarqué, l’encourage et lui apprend à persévérer : il obtient son certificat d’études et son brevet élémentaire. C’est pour lui, la clef d’un métier.
Alors qu’à 16 ans, dans certains quartiers, c’est l’âge où l’on étudie seulement pour préparer l’avenir, pour d’autres, c’est déjà le temps du travail physique et des épreuves du quotidien. Georges Marchais gagne la capitale pour devenir ouvrier métallurgiste.
Etre à Paris en 1936, encore un signe : pour la paix, pour le pain et pour la liberté, le Front Populaire et le gouvernement de Léon Blum lancent trois flèches d’espoir. Lorsqu’il se laissait aller à la confidence, ce qui n’était pas si fréquent, Georges Marchais évoquant cette période, se plaisait à raconter qu’il voulut être un des figurants de « La Marseillaise », le beau film de Jean Renoir. Une jeunesse est toujours une genèse. La sincérité de son engagement est certainement là, dans le souvenir des débuts de sa vie. Jusqu’en 1951, Georges Marchais est tourneur. Il dira n’en avoir jamais oublié les gestes.
Puis vient le temps des accomplissements. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et à la veille de la guerre froide Georges Marchais rejoint le Parti communiste et s’inscrit à la CGT. Le contexte ne se prête guère aux demi-certitudes ni aux demi-allégeances. Le monde se divise en deux pôles, Georges Marchais épouse entièrement une cause, une organisation , qu’il aimera, servira, animera et qu’il n’abandonnera plus .
23 ans après y être entré, presque comme en religion et après en avoir gravi les degrés, il devient le principal dirigeant du Parti communiste français. Tour à tour chaleureux, direct, déroutant, combatif. Au fil de ses interventions télévisées, il est l’homme politique le plus médiatique du milieu des années soixante-dix. Ses formules font mouche, incarnation d’une époque marquée de vérités que l’on espère éternelles et de systèmes que l’on veut croire infaillibles. Mais lorsqu’il s’adresse à ses électeurs de Cachan, de Gentilly, d’Arcueil et de Villejuif, il insiste sutout sur la réalité vécue, celle qu’il décrit en 1973 dans sa première profession de foi : « La vie est difficle, épuisante. Il y a trop d’injustices, trop de peines et si peu de joies ».
Dans sa vie publique, Georges Marchais eut à opérer des choix
Il le fit de façon déterminante pour l’évolution de son parti et, donc, de la Gauche
D’abord,le choix de l’union, avec, en 1972, la signature du Programme commun. Même s’il le regretta ensuite, une dynamique qui ne se réduisait pas à une simple discipline républicaine s’en trouva enclenchée. Le balancier de l’alternance s’inclinait un peu plus à Gauche. Candidature unique aux élections présidentielles de 1974, victoire du 10 mai 1981. Dix ans d’union, qui, de part et d’autre, furent souvent aussi un combat, mais dix ans dans les mêmes cortèges de la République à la Nation, de Bastille au Père Lachaise, derrière les mêmes mots d’ordre pour l’antiracisme, la dignité du monde du travail et la solidarité.
Le choix dans les institutions: la participation active en 1981, comme à la Libération, des ministres communistes qui prouvèrent leurs compétences et assumèrent leurs responsabilités gouvernementales. Ce fut une gestion à visage humain, rigoureuse mais féconde. Elle connaît une étape nouvelle aujourd’hui.
Le choix aussi de la transition. Devant de nouvelles mises en-cause du système soviétique, le Parti communiste français renonce à la dictature du prolétariat, avant d’abandonner le centralisme démocratique. Certes, cette exigence a buté sur des préférences internationales . En 1980, en 1991, fut parfois fait le choix de la glaciation. Sur le fameux bilan, sur l’Afghanistan, on contestera sans doute. Mais, c’est rendre justice à Georges Marchais que de se souvenir aussi du XXIIème congrès, de l’Eurocommunisme et du refus publiquement adressé, en 1974, à Moscou.
J’évoquerai, enfin, une exigence essentielle : celle du progrès et la justice sociale. Elle fut au fondement de l’engagement de Georges Marchais. On pourra discuter là aussi des moyens, s’interroger sur la méthode, douter de certaines solutions, les combattre même. Mais l’exigence demeure, parce qu’elle est vraie. Du début jusqu’à la fin, du petit enfant de Normandie au dirigeant de la place du Colonel Fabien, l’exigence de jutice sociale marqua la vie de Georges Marchais.
Dans les derniers mois de la précédente législature, Georges Marchais souffrait. On le savait fatigué et on le voyait malade. Il continuait pourtant à se préoccuper des autres. S’appuyant sur son expérience, il multipliait les questions écrites sur le libre accès aux soins, sur l’amélioration de la prise en charge des malades, sur les crédits insuffisants consentis à la Santé. Dans ce trait, peu connu, qui montre la constance de sa préoccupation humaine, je vois rétrospectivement l’une des raisons qui expliquent l’attachement à lui de nombreux Français, et la fidélité, jamais démentie à son endroit, de ses électeurs du Val de Marne.
Mesdames et Messieurs les parlementaires, avec la disparition de Georges Marchais, c’est une page de notre histoire politique qui s’est tournée. Cette page s’est aussi écrite sur ces bancs, à travers des interventions au style engagé et même martelé, au parler qui détachait chaque mot, à travers les débats et les clameurs qui ont parcouru l’hémicycle. Georges Marchais souhaitait rester « un militant jusqu’à son dernier souffle » . Il l’a été. C’est à l’un des siens, militant jusqu ‘au bout, que la représentation nationale, devant sa famille, devant ses enfants, devant ses camarades, rend aujourd’hui hommage.
Laurent Fabius Président de l’Assemblée nationale 13 janvier 1998.